Dans l’avion entre Panama et Caracas, fin janvier, je remarquais un type louche. Un Américain, la cinquantaine avancée, très baraqué genre haltérophile, avec un regard à faire froid dans le dos, à la fois paranoïaque et menaçant (enfin ça c’est très subjectif) … Je lui demande ce qu’il va faire au Venezuela. « I am going surfing » dit-il… « Really ! Et tu restes où à Caracas ? Je ne reste pas, je retrouve des amis et on part directement.«
Je n’ai jamais oublié ce type, me demandant souvent où lui et ses amis « surfeurs » pouvaient bien se trouver… Coïncidence étrange, quelque temps plus tard, j’ai lu « New confessions of an economic hitman« . L’auteur y décrit ce qu’il nomme la grande arnaque au développement. Ancien employé d’un cabinet de conseil Etats-Uniens, ses missions, au cours des années 1970, consistaient à convaincre des gouvernements de pays pauvres à contracter d’énormes emprunts auprès du FMI et de la Banque Mondiale afin de « développer » les pays en question. Sa véritable mission consistait en réalité à offrir sur un plateau d’argent à des sociétés de construction états-uniennes de titanesques marchés publics truqués, payés avec l’argent du contribuable (via les contributions des pays membre du FMI et de la BM) ; à se régaler au passage de confortables commissions ; tandis qu’en noyant les « pays cibles » sous des montagnes de dettes délibérément programmées pour être impossible à rembourser, le gouvernement US s’assurait de la docilité future desdits pays… Et pour en revenir au « surfeur » de l’avion, l’auteur raconte qu’à un moment de sa vie, il sympathisa avec un type bizarre qui lui avoua, après que les deux se furent tourné autour un certain temps, qu’il était mercenaire, envoyé sur tout un tas de coups tordus inavouables de la CIA. Chaque fois que ce type partait quelque part, c’était officiellement pour aller « surfer »… Et, dixit l’auteur, « c’était étonnant, la corrélation entre ses séjours de surf et les coups d’états/assassinats politiques douteux, qui se produisaient simultanément dans ces mêmes pays ».
On ne peut pas vraiment dire que les choses se soient arrangées depuis mon dernier post… Il y a bien eu une semaine de relative normalité après le black-out massif (qui a duré selon les régions jusqu’à six jours). À Caracas le métro fonctionnait, il y avait de l’eau à peu près régulièrement, et les habitants, sans doute pour conjurer le traumatisme des journées passées dans le noir – sans électricité, sans eau, sans moyens de communication ni de paiement – affluaient plus nombreux qu’à l’habitude à Sabana Grande (l’artère piétonne commerçante) et au Recreo (le centre commercial)… Consommer pour exorciser…
Et lundi dernier (25 mars) tout à sauté une nouvelle fois. En début d’après-midi. Pas une coupure générale, pas dans tout le pays, mais suffisamment pour que le métro soit interrompu, que les systèmes de paiements électroniques partent en sucette. Cela n’a duré que quelques heures, mais le gouvernement, signe que les choses n’allaient sans doute pas très bien du côté de la centrale hydroélectrique de Guri (qui rappelons le fournit 80 % de l’énergie électrique de tout le pays), annonça dans l’après-midi que le lendemain mardi serait de nouveau férié dans les écoles et administrations, et qu’un réseau de bus de remplacement était activé depuis l’après-midi même pour pallier à la fermeture du métro.
Le courant est revenu vers 17 heures dans mon secteur, mais à 22 heures tout a sauté, et cette fois-ci partout, dans tout le pays. Caracas de nouveau isolé du monde et dans le noir.
Contrairement aux autres fois, pas de tambourinage de casseroles et pas de cris aux fenêtres. Des lueurs de bougies, de lampes torches, et ce très profond silence qui enveloppe la ville.
L’électricité est revenue le lendemain mardi en milieu de matinée. Mais la ville est restée très calme. Le métro ne fonctionnait pas, les banques étaient fermées. Signe que la situation restait fragile. Le gouvernement annonça dans la journée que le lendemain mercredi serait encore férié… Métro banques, administrations, écoles… Dans ce pays en vacances une semaine sur deux depuis début mars, les seuls employés publics qui travaillent sans relâche sont ceux de CORPOELEC, la compagnie nationale d’électricité.
J’ai profité du rétablissement des réseaux pour appeler mon ami « électricien », vous savez cet industriel expatrié dont je parlais l’autre jour… celui des fours à aluminium. « Ce qui se passe, me dit-il en substance, c’est qu’ils sont incapables de réparer le réseau. C’est extrêmement difficile d’équilibrer les charges sur un système de cette envergure, et de synchroniser les différents sous-réseaux. Il y a de fortes chances qu’à chaque fois qu’ils redémarrent la chaîne ils détruisent accidentellement un composant de celle-ci… À ce rythme, la grille va finir par complètement lâcher. Ils n’ont pas de pièce de rechange, et les ingénieurs qui connaissaient bien le réseau sont partis depuis longtemps. Ils ont été remplacés par des généraux, des idéologues…«
Le soir, une des télévision nationale a opportunément passé « Snowden« , réalisé par Oliver Stone en 2016. Dans une des séquence du film, le personnage de Snowden explique que cela fait des années que les Etats-Unis ont « miné » en profondeur les infrastructures énergétiques de tout un tas de pays, amis comme ennemis. La diffusion du film s’est déroulée sans encombre. Il n’y a eu qu’une interruption, provoquée non par une coupure électrique, mais par l’intervention téléphonique « surprise » du président Maduro pendant l’émission en direct de Diosdado Cabello (un cacique de la révolution bolivarienne, président de l’assemblée constituante) qui passait sur une autre chaîne, intervention qui nécessita que toutes les chaînes nationales interrompent leurs programmes pour la retransmettre.
Me réveillant vers 5h30 du matin, je constatais que la ville était à nouveau « éteinte », et avec elle sans doute presque tout le pays. Il y a des moment comme ça, dans le noir et le silence, ou remonte de l’ombre quelque chose qui doit ressembler, mais atténué par le temps, à de la pure terreur infantile.
Depuis cela va et vient. Les journées ont été rythmées par, en général, une bonne grosse coupure dans la soirée, au moment du pic de consommation électrique. Quasiment pas d’eau. Théoriquement le matin et le soir pendant une heure. Parfois, elle ne vient pas du tout, parfois la distribution dure plus longtemps. Le pays est resté en vacances jusqu’à jeudi soir. Puis tout a ré-ouvert vendredi matin… métro, banques etc… Puis tout a ressauté vendredi soir… métro, banques etc… J’étais dans une Tasca avec des amis. Les Tasca sont des restaurants où l’on mange, boit et danse, très répandus dans tout Caracas. Comme la nuit tombe tôt, vers 18h30 toute l’année, les soirées commencent tôt, et quand nous sommes arrivés à la Tasca, aux environs de 18h45, les tables étaient presque toutes occupées, et quelques couples dansaient. Nous eûmes le temps de commencer à manger tout en sirotant nos bières quand le resto, la rue, la ville le pays sans doute, furent replongés dans le noir. Cris de protestation évidemment, rires aussi… Cela devient une habitude. Une lampe de veille s’enclencha, ainsi que quelques lampes torches de portables. Sans musique, mais dans une bonne humeur certaine, l’alcool aidant, nous sommes restés encore un moment boire et manger avec les autres clients.
Vers 20h30, mes amis voulurent partir, attraper un bus du réseau de remplacement, tant qu’il y avait encore du service. Je me rendis avec eux à la station centrale.
Il faut imaginer les choses ainsi. Une ville complètement éteinte, de très longues files d’attente, une noria ininterrompue de bus, les ombres glissantes et les silhouettes humaines dessinées dans le noir par les mouvements balayant des phares des véhicules, les formes silencieuses des grands immeubles qui dorment au-dessus. Le tout très bien organisé, très patiemment. Les Vénézuéliens font très bien la queue. Ils sont habitués. C’est encore mieux ici qu’à Londres. Même sur les quais de métro, impeccablement en ordre.
Je suis retourné vers l’hôtel en remontant le Bulevar Sabana Grande, plongé dans le noir et déserté. Seul quelques rares personnes rentrant chez elles, des habitants descendus des immeubles bavardant sur les bancs publics. De plus loin provenait une violente lueur de phares ainsi que de la musique. Le Capricho (bar restaurant boite de nuit) était ouvert, lui aussi dans le noir, mais un client avait opportunément garé sont 4/4 devant la terrasse, allumé les phares et les warnings, ouvert les portières, et sa sono diffusait de la salsa à un volume très conséquent. À l’intérieur, dans la pénombre, des clients buvaient au comptoir, d’autres étaient assis, et quatre militaires de la FANB attablés mangeaient des hamburgers-frites en buvant des bières. Ils connaissent ma tête au Capricho, j’y passe souvent, alors ils me font crédit quand les « puntos » sont en panne. Comme j’étais un peu ivre du repas, et seul car mes amis avait déserté pour profiter du service de bus, n’ayant par ailleurs pas du tout envie de rentrer dans mon hôtel « unplugged« , je m’installais en terrasse et profitais de la musique et de la nuit. Ce n’est pas parce que la fin du monde approche qu’on va arrêter de faire la fête…
Alors que se passe-t-il au Vénézuela ? Trois théories dominent selon que vous soyez amis ou ennemis des uns ou des autres. Pour le gouvernement et ses supporters, soutiens intérieurs et alliés internationaux, pas de doute, il s’agit d’une cyberattaque d’envergure destinée à faire sombrer un peu plus le pays dans une crise totale et multi-factorielle, une nouvelle arme dans l’arsenal de guerre non-conventionnelle déployé depuis des années par les administrations US successives pour faire tomber le gouvernement bolivarien. Ils n’ont, pour le moment, pas apporté de preuves solides de ces cyberattaques, comme il y en a eu pour Stuxnet (le ver qui a détruit une partie des centrifugeuses d’enrichissement d’uranium en Iran) ou pour les cyberattaques du réseau électrique ukrainiens de décembre 2015 (le virus et ses modalités d’attaque ont été documentés dans de nombreuses publications). Comme il n’y a pas de preuves tangibles, les opposants se gaussent de ces affirmations et dénoncent, eux, l’état de délabrement avancé du système électrique, son non-entretien et l’absence d’investissement récurrent, signe de l’incurie et de la corruption généralisée. D’autres encore affirment que c’est le gouvernement lui-même qui orchestre les coupures afin de créer un climat d’incertitude et d’urgence au sein de la population pour détourner celle-ci de ses velléités de rébellion.
Quant à moi, je n’en sais rien. Il est certain que le réseau électrique, tout comme celui de distribution de l’eau, est mal entretenu. Des projets pharaoniques de développement de celui-ci ont bien été entrepris ces dernières années, mais n’ont pas été achevés, voire n’ont pas vu le jour, alors que les milliards de dollars investis dans ceux-ci ont par contre bel et bien disparu. De même que la fuite de cerveaux due à l’émigration massive est une réalité. Mais, il est techniquement possible que le réseau ait été attaqué, même si les opposants disent le contraire, affirmant que celui-ci est « air gapped« , c’est-à-dire déconnecté d’internet, ou « analogique », c’est-à-dire dépourvu d’ordinateurs de contrôle susceptibles d’être infectés. C’est faux. Le réseau a été modernisé dans les années 2000, et tous les « usuals suspects » de l’informatique industrielle présentant des failles attaquables y ont été installés : SCADA (réseau de machines communiquant entre elles), PLC (ordinateurs industriels pilotés par des logiciels), interfaces hommes-machines contrôlées par des ordinateurs tournant sous Windows, protocole de transfert de données entre composants ethernet/série réputés faillibles. Tandis que le « air gap » supposé infranchissable entre le réseau interne et internet, il faut se rappeler que l’intranet de l’usine d’enrichissement d’uranium de Natanz en Iran était lui aussi déconnecté de l’internet … Par ailleurs, lors des mois précédents le black-out, le réseau était stable (personnellement pas vécu une coupure en un mois et demi, ni d’électricité ni d’eau, rien qui laissait présager de l’effondrement soudain de celui-ci), et le black-out a eu lieu exactement au bon tempo d’une campagne de « regime change » (avant on disait coup d’état) orchestrée par Washington, extrêmement bien « séquencée« , avec une montée en puissance progressive (auto-nomination à la présidence, dans la rue, de Guaido ; reconnaissance instantanée par les E-U et ses alliés ; manifestations populaires ostensiblement couvertes par les médias privés mainstream (qui, comme d’habitude, appuyaient fortement la narration US tout en ignorant celle des soutiens au gouvernement) ; appels à l’intervention humanitaire « d’urgence » ; opération « camions d’aide humanitaire brûlés par les sbires du régime » à la frontière colombienne ; intensification du blocus économique… et, alors que tout cela semblait être en train d’échouer (décidément le « regime change » n’est plus ce qu’il était), survint le plus sérieux et prolongé black-out que le pays ait jamais connu…
Au minimum, je dirais que tout cela est louche et qu’il est possible (mais non-prouvé) que le Venezuela ait été, et soit encore, la cible de cette nouvelle forme de guerre que tous les experts en sécurité informatique/industrielle annoncent depuis des années comme inéluctable.
Au jour d’aujourd’hui, je me demande toujours où peut bien se trouver mon copain « surfeur » de l’avion.
Quelques ressources online:
Sur l’arnaque au développement, les cabinets de conseil US, le FMI, la banque mondiale et les « surfeurs », le livre de John Perkins:
Sur l’architecture du réseau électrique venezuelien:
https://www.caracaschronicles.com/2019/03/10/nationwide-blackout-in-venezuela-faq/
Sur la difficulté à redémarrer un réseau tombé au point mort:
https://www.wired.com/story/venezuela-power-outage-black-start/
Sur Stuxnet:
Sur Stuxnet, le documentaire « zero days »:
Sur l’attaque du réseau électrique ukrainien:
https://www.wired.com/2016/03/inside-cunning-unprecedented-hack-ukraines-power-grid/
Sur la modernisation de la centrale hydroélectrique de Guri:
Sur Stuxnet et l’avènement de la cyberguerre, le livre du journaliste de Wired Kim Zetter: